Eric R.

Autobiographie d'un immeuble

Seuil

23,00
Conseillé par (Libraire)
9 mars 2020

Quand les murs parlent

Faisant suite à un film présenté sur Arte en 2018, Ruth Zylberman retrace dans ce livre les vies passées et actuelles des habitants d’un immeuble du X ème arrondissement de Paris. Un ouvrage émouvant, magnifique qui redonne vie à ces « gens de peu » qui font l’Histoire.

Les déportés disparaissent, menacés par l’âge et le temps qui passe. Ruth Zylberman écrit à la fin de son ouvrage que « leurs défaillances, la perspective de leur disparition sonne au-delà de la peine, comme une possible, quoique inéluctable, défaite face au mal ». Alors que la réalité de la Shoah est de plus en plus mise à mal ou minorée, recueillir ces voix parait être un acte d’urgence. A lire « 209 rue Saint-Maur », on se dit pourtant que dans un siècle ou deux, il y’aura bien encore des écrivains, des historiens, des chercheurs, capables de restituer la réalité d’aujourd’hui, et d’éviter cette « défaite ». C’est le cas de l’autrice, écrivaine, cinéaste, qui dans cette « autobiographie d’un immeuble », débutant lors de sa construction au milieu du XIX ème siècle et s’achèvant en 2018, raconte la vie de femmes et d’hommes, de Communards et d’émigrés de l’Est des années trente, de juifs raflés et de victimes des attentats du 13 novembre 2015. Les histoires de Odette, Albert, Daniel, Henry, Charles, Marguerite, Simone et de beaucoup d’autres. Un peu comme si les murs avaient des oreilles et avaient pu enregistrer ces histoires intimes, de mariages et de dénonciations, d‘adultères et de résistance, de vies et de souffrances d’individus dont l’histoire intime côtoie la grande Histoire.

Tout a commencé par une carte établie par Serge Klarsfeld et un géographe lyonnais qui ont tracé une carte des enfants déportés de Paris entre 1942 et 1944. Au 209 rue Saint-Maur, neuf points rouges pour neuf enfants. Le point de départ pour l’auteure à qui chaque immeuble représente « une terre natale », un « peuple vivant ». Débute alors un long travail de quatre années où les recherches historiques jouxtent les recherches de survivants directs ou indirects. Quatre années pour faire parler ces quatre bâtiments où se sont entassées dans des conditions précaires des générations d’ouvriers, d’artisans, de migrants, de pauvres.
A la manière de la coupe d’une maison de poupées Ruth Zylberman dessine des cases, leur donne des meubles, des surfaces et peu à peu les remplit de silhouettes, de professions, d’engagements politiques. De noms et de prénoms.
Si je suis avide de les entendre, ces voix, ce n’est pas pour accomplir un abstrait “devoir” de mémoire, l’expression seule me hérisse, ni afin d’élucider une énigme familiale. ».

Elle veille ainsi à ne pas combler les vides de propos ou de situations possibles ou imaginées à l’aune de notre temps. Pas de sanctuarisation mais une distance volontaire même si l’émotion affleure souvent, cette émotion d’autant plus perceptible que Ruth Zylberman est elle même petite-fille de Polonais immigrés dans les années 1930, dont une partie de la famille a été déportée en 1944.

Ce livre qui remonte le temps bien au delà de l’Occupation et de ce mois crucial de Juillet 42 quand se déroule la rafle du Vel d’Hiv, raconte aussi l’histoire de l’immeuble comme une vie ininterrompue, avec sa propre énergie, ses propres maladies, ses cahots, ses malheurs et ses bonheurs. Tout manichéisme est écarté à l’image de la famille Dinanceau dont le fils s’est engagé dans la LVF alors que le père, pourtant fidèle à Pétain, protège lui aussi les enfants juifs et les cache dans son logement. Une complexité qui renvoie souvent à cette question: qu’aurais je fait à cette époque, au moment des barricades de la Commune? Au moment des rafles et des dénonciations?

Ruth Zylberman fait une oeuvre salutaire même si il y’a la crainte de remuer le malheur, d’intervenir dans la vie de personnes qui comme Henry, parti aux états Unis, veulent tout oublier, ne pas revoir, ne pas penser. Henry, qui finalement traversera l’Atlantique et se demandera devant l’immeuble : « Vous savez, vous, si mes parents ont été heureux ici ? », question terrible et universelle qui renvoie à tous nos lieux de vie et de mémoire.

En écoutant les pierres nous raconter l’Histoire, l’autrice incite les Hommes à ne jamais oublier les leçons du passé pour que puissent se côtoyer les morts et les vivants.

Eric

Conseillé par (Libraire)
3 mars 2020

UNE BD POETIQUE FAITE DE PETITS RIENS

Retourner avec ses deux enfants sur les lieux de vacances de sa jeunesse à la recherche de souvenirs et de sensations est le sujet apparent de cette BD unique et originale qui transforme le quotidien en poésie. A découvrir.

Quelle BD étrange. Très peu de mots, la plupart en anglais, volontairement non traduits. Et pourtant elle se lit comme un roman, avec des mots, des phrases que chacun construits dans sa tête pour émettre une véritable petite musique littéraire. C’est la forme particulière de cet ouvrage qui établit ce miracle. Les dessins, souvent petits et très nombreux, parfois plus de 40 cases sur une page, remplacent les mots. Ils donnent à voir et imaginer au lecteur qui y plaque ses propres impressions.

C’est un récit du quotidien, banal dans l’écoulement du temps, dans ses périodes de vacuité, dans ses petits riens qui font notre vie. On pense alors à Philippe Delerm et ses « plaisirs minuscules ». Un arrêt dans une station service, l’installation dans un bungalow d’un camping, la visite de musées pour touristes sont les « actions » de l’histoire. Un bunker abandonné sur une plage, un kiosque à jouets sont les lieux que découvrent une mère célibataire accompagnée de ses deux enfants. Elle souhaite retrouver une grotte de son adolescence et faire partager ses anciennes émotions à ses enfants. Son fils reste cloitré avec son téléphone portable, ses jeux vidéo jusqu’à ce qu’il ouvre les yeux sur son environnement où vivent d’autres jeunes. Sa fille, moins âgée demeure plus proche de sa mère cherchant à comprendre ses ressentis, ses souvenirs dans une jolie connivence.

C’est tout, c’est peu et c’est beaucoup. L’essentiel est dans le découpage, les vignettes parfois minuscules, la bichromie changeante et la beauté des dessins au graphisme époustouflant. On lit lentement, on scrute la construction des pages, l’alternance des plans pour marquer le temps qui passe. On rêve. Les mouettes font « Kaarr, kaarr ». La pluie dessine de petites étincelles en atterrissant sur le sol. Le soleil descend lentement vers l’horizon éteignant les couleurs. Des oiseaux strient perpétuellement le ciel. Ainsi s‘écoule le temps dans le camping de Kingdom Fields.

Pas d’aventure, pas de suspense, pas d’attente particulière si ce n’est celle de tourner la page pour découvrir les pépites graphiques suivantes et même, la surprise d’une double page unique et magnifique. Jon McNaught, qui avait obtenu en 2013 le prix Révélation du festival d’Angoulême pour « Automne » laisse le silence s’installer et donne l’occasion au lecteur de remplir ces manques de sa propre expérience, de son passé personnel.

En une centaine de pages Jon McNaught nous invite à regarder notre vie avec recul, tendresse et délicatesse. Des qualificatifs peu usités aujourd’hui et pourtant si importants. Qui côtoient parfois le rien mais si souvent le tout.

18,00
Conseillé par (Libraire)
28 février 2020

UN COUP DE POING ... DANS LE COEUR.

Dans ce livre Constance Debré dissèque au scalpel de son écriture le passage à son homosexualité et surtout l’amour pour son fils dont le père veut la priver. Dérangeant et bouleversant.

« Je ne vois pas pourquoi l’amour entre une mère et un fils ne serait pas exactement comme les autres amours. Pourquoi on ne pourrait pas cesser de s’aimer ». C’est écrit dès la première phrase et le lecteur sait à quoi s’attendre. Pas de périphrase, pas de circonvolution, Constance Debré s’attaque au corps, au coeur, de suite, sans préalable. D’entrée on sait si on va rentrer dans cet univers, ou en sortir immédiatement. Pas étonnant quand on sait combien « Play Boy » le précédent roman de l’autrice avait dézingué le couple, la sexualité, la famille. C’est bien encore de la famille qu’il s’agit dans ce nouveau roman autobiographique où elle écrit une double partition traçant des parallèles qui se côtoient mais ne se coupent jamais. D’un côté son homosexualité découverte ou assumée tardivement. De l’autre les relations avec son petit garçon dont son père veut la priver.
Une alternance qui s’écrit ainsi:
D’un côté, « Mon boulot c’est d’attendre, de nager et de baiser les filles ».
De l’autre, « Si tu es triste quand même, sache que je pense à toi tous les jours, je suis ta mère, c’est quelque chose qui ne cesse jamais. Je t ‘embrasse. Maman. »

D’un chapitre à l’autre, on est transportés dans cette vie brinquebalante, entre métros et co-locations, bars et piscines, dans une géographie parisienne qui nous est détaillée comme la carte de Tendre. Désormais, celle dont on est bien obligé de préciser qu’elle est la nièce de l’ancien président du conseil constitutionnel pour montrer le grand écart de sa vie, celle qui va avoir 50 ans, a quitté une vie sociale normée, sa profession d’avocate, son mari, pour mettre son existence dans un sac et donner vie à son corps en nageant et en faisant l‘amour avec des partenaires dont elle craint l’attachement. Cette vie là lui convient, c’est celle des autres, celle d’avant, qu’elle trouve affligeante. Ces familles lieux du mensonge, du semblant, de « l’obscène ».

Pourtant à la lire on ne trouve guère de joie dans cet univers réduit à l’essentiel. Une blessure suinte de ce quotidien qui se veut hors norme: à la suite de sa séparation avec Paul, son ex, elle ne peut plus voir son fils. Le père de l’enfant l’accuse d’inceste, d’être un danger pour leur enfant par son immoralité, sa sexualité. De procédure judiciaire en expertise psychiatrique Constance Debré, après des mois d’attente ne peut voir Paul que dans un espace médiatisé, en présence de tiers.

« La justice est porno, l’amour est porno, la famille est porno, il n’y a que le sexe qui ne l’est jamais. Puisqu’on se tait pour une fois, puisqu’on arrête de mentir ».

Elle, qui subit une terrible injustice ne se révolte pourtant pas, elle ne clame pas sa haine d’une société qu’elle rejette sans la haïr, elle ne crache pas sur le père manipulateur et haineux. Elle assume de vivre « à côté », de payer le prix de cet écart et tente de poursuivre son chemin en assumant ses choix, le prix de sa liberté.

Tiré au cordeau, sans temps mort, « Love Me Tender  » est un long cri d’amour, ou plutôt la souffrance d’un cri d’amour. Les mots, le style sont violents, bruts, réels comme pour cacher une sensibilité à fleur de peau, pour dissimuler l’expression des sentiments. On s’aperçoit alors que la question d’ouverture n’est qu’une provocation ou une dissimulation car ce livre n’a qu’un seul but, dire à Paul combien sa mère l’aime. Ce livre est un magnifique livre d’amour. Et de liberté.

Eric

Sarbacane

22,50
Conseillé par (Libraire)
20 février 2020

Une satire du monde de l'édition

Dans une BD féroce, mais drolatique, Daniel Blancou explose en couleurs les codes de l’édition pour mieux les dénoncer. Plus vrai que nature?

Si vous êtes amateur de salon Bd vous ne pouvez avoir manqué ce type de scène: deux tables, deux dessinateurs. Devant l’un d’entre eux, une file d’attente interminable de lecteurs patients pour obtenir une dédicace. A côté un autre auteur, le smartphone à la main ou le regard perdu vers le lointain, attend patiemment mais vainement, un admirateur. Le succès côtoie facilement l’anonymat. Celui qui regarde dans le vide pourrait s’appeler Daniel Blancou (c’est un rôle de composition). Il attend patiemment dans la première page de sa Bd, un(e) lecteur(trice) qui pourrait s’intéresser à son album consacré aux difficultés du commerce de chenilles alimentaires en Centrafrique.
Pourtant rien n’y fait, il n’a aucun succès. Ses éditeurs gentiment, mais fermement, lui ferment les portes ou lui proposent des projets sans rémunération immédiate, sans certitude de publication et sans proposition future si il il refuse. Il arrive à payer son loyer en enseignant des cours de dessin à des élèves sans avenir. Un jour pourtant, il découvre le travail de Kevin que sa pharmacienne de mère lui a laissé pour avis. Un projet de BD unique, remarquable, exceptionnel qui change les codes et tout ce qui a déjà été publié précédemment. Ce travail Daniel, plus ou moins volontairement, va se l’approprier et inverser totalement l’intérêt des éditeurs. D’ignoré et de rejeté il va devenir adulé et primé. Angoulême va le récompenser, ses droits d’auteur vont être augmentés, la presse va l’interviewer. Il devient une star!
Sorti en janvier, au moment du festival international de Bd marqué par des manifestations des auteurs pour l’augmentation de leurs droits, de la publication du rapport Racine sur leur avenir, cet album résonne bruyamment avec l’actualité. Le monde de l’édition, les rapports de dominant dominé éditeur-auteur, la parodie du monde artistique directeurs de galerie et pseudo performer, sont décrits avec une justesse féroce. Pourtant que l’on ne s’y méprenne pas, cette Bd n’est pas un tract, un pensum ou une pétition. Comme le souhaite Daniel Blancou, c’est une Bd rigolote.
C’est l’ironie qui prédomine, le second degré grinçant, ironique et acidulé. Et la forme utilisée colle à cette volonté de produire un album amusant. Des strips à l’américaine de trois ou quatre bandes pour briser le rythme en une multitude de mini histoires en passant par des couleurs primaires très tramées comme dans les Bd des années soixante, Daniel Blancou utilise des codes graphiques qui évitent tout risque d’ennui et de pensum. On rit jaune (couleur primaire!) quand l’éditeur annule par écrit une collaboration vitale économiquement mais on ne sort pourtant pas abattu de ce livre car la bêtise, l’indigence culturelle sont aussi offerts à nos moqueries et le rire vaut parfois plus qu’un coup de gueule.
Un dernier détail. Mais d’importance. Daniel Blancou dédicaçait son ouvrage à Angoulême. Il y’avait une longue file d’attente devant sa table de dédicace.

Eric

Gallimard Jeunesse

22,00
Conseillé par (Libraire)
19 février 2020

Un cri magnifique

En adaptant le roman de Giono, « Le Chant du Monde », Jacques Ferrandez popularise une oeuvre romanesque essentielle. Il met magnifiquement en images des mots et des paysages. Remarquable.

 « Le Chant du Monde est un immense poème romanesque où Giono (…) tourne le dos à la modernité qui l’a mis en miettes en 14. C’est un livre lumineux » écrit Emmanuelle Lambert dans son remarquable « Giono Furioso ». Lumineux c’est justement le qualificatif qui convient au dessin et aux couleurs de Jacques Ferrandez, cette lumière qu’il sut magnifier dans ses « Carnets d’Orient » avec Alger la blanche ou encore dans les paysages méridionaux de ses adaptations des oeuvres d’Albert Camus.

Elle éclate partout la lumière dans cette Bd qui, même située par l’écrivain dans un pays imaginaire, renvoie aux paysages des Alpes omniprésents dans l’oeuvre de Giono. Il y’a la Durance, Sisteron, dans ces décors que Ferrandez étale sur des doubles pages magnifiques comme si ces paysages étaient l’essentiel de l’oeuvre. De grands dessins à l’aquarelle finement ciselée pour remplacer les mots du romancier, les descriptions imposantes de la nature. On y voit la magnifique blancheur hivernale, la tendre douceur printanière ou l’orange feuillage de l’automne. Ces aquarelles sont le socle du travail de Ferrandez. Dessus, superposées, viennent s’ajouter des vignettes modestes, petits espaces dans lesquels se racontent des choses moins importantes: la vie des hommes. Soumise à la pluie, aux saisons, au vent, aux torrents, elle est modeste mais lourde. Elle lutte à la fois contre les grands éléments et contre les passions.

Le Chant du Monde est d’abord celui de l’eau qui charrie le bois coupé dans la montagne, c’est celui de la rivière où vit Antonio, « L’homme à la bouche d’or », qui un jour décide d’aider Matelot, un vieillard, à retrouver son deuxième fils aux cheveux rouges. Commence alors un périple qui va mener les deux hommes sur les terres d’un chef local omnipotent à la manière d’un seigneur du Moyen Âge, Maudru, un terrible chef bouvier, dont les hommes de main comme les personnages de Sergio Leone portent de longs manteaux devenant des silhouettes de western, un genre auquel Giono faisait référence lors de l’écriture de son roman publié en 1934. Ce périple va amener les deux hommes à rencontrer une jeune aveugle en train d’accoucher dans un pré, un vieux guérisseur philosophe perdu sur ses choix moraux, la mère de la route, une galerie de personnages secondaires à qui le dessin de Ferrandez donne une profondeur extrême. Mais ce sont les femmes qui donnent toute la puissance à l’oeuvre. La fille de Maudru prête à défier toute sa famille et son histoire pour vivre avec un homme qui lui a promis une maison isolée dans la montagne. Clara l’aveugle, qui aurait voulu qu’Antonio la connaisse « avec ma jupe rouge qui bouge autour de moi comme du blé mur », indépendante, fière. Toutes deux aspirent à assumer leur vie, leur sexualité sans dictat masculin. Elles sont les véritables héroïnes, les hommes se contentant d’être, forts, musculeux, violents.

Ferrandez qui blanchit souvent l’arrière plan de ses cases, lorsque la nature n’intervient pas, pour donner plus de poids à ses personnages, a su garder de Giono les phrases clés, magnifiques, merveilleuses, celles qui dépassent une époque ou un lieu, qui donnent la parole à ces êtres ensorcelés par leur naissance. En gardant l’essentiel, le dessinateur donne à voir le style du romancier.Le texte de l’écrivain est bien présent et s’impose sur les pages.
Jacques Ferrandez rend dans son adaptation un hommage formidable à une oeuvre littéraire majeure. Sylvie Giono avait donné facilement son accord au dessinateur pour l’adaptation. La fille cadette du romancier ne doit sûrement pas aujourd’hui regretter son choix. Et nous lecteurs, non plus, tant Fernandez demeure un formidable « passeur ».

Eric