Eric R.

Keum Suk Gendry-Kim

Futuropolis

30,00
Conseillé par (Libraire)
29 février 2024

UNE BD EXCEPTIONNELLE.

Deux maisons comme le résumé d’une vie. La « maison de réconfort » pour débuter dans l’existence à 16 ans. La « maison de partage » à la fin de vie. Derrière les mots aseptisés et mensongers, il s’agit en fait de passer du bordel à une maison de retraite pour esclaves sexuels. Voilà comment pourrait se résumer l’existence de Oksun Lee, « esclave sexuelle durant la guerre du Pacifique », qui rentre dans son pays, la Corée, en 1996, cinquante ans après son départ. Elle est vieille, usée, petite, la petitesse de sa mère, pas très belle, le laid visage de son père, quand elle se confie à Keum Suk Gendry-Kim. Ce corps replié sur un fauteuil, les pieds nus posés sur un coussin, a vécu, survécu à tant d’ignominies que l’on s’étonne parfois que la vieille dame parvienne encore à rire. C’est une vie consacrée à une descente aux enfers qu’elle raconte. Née dans une Corée colonisée par le Japon dans une famille pauvre d’un pays profondément inégalitaire, elle va être confiée, ou plus sûrement vendue, successivement à des familles commerçantes, avant d’être enlevée à l’âge de seize ans puis utilisée comme esclave sexuelle dans l’armée japonaise basée en Chine.

Comment montrer l’indicible? Il faudra des cases noires, six, douze, plus même avant que n’apparaissent dans un petit coin d’un carré, les mots chuchotés terrifiants, mais qu’il faut entendre, par raison, par respect, par amour. Suggérer, évoquer, tel est le parti pris de l’autrice qui recueille le témoignage syncopé, dans un apparent désordre chronologique, de Lee. Le récit personnel est pesant, lourd. Il coupe parfois le souffle. L’enlèvement de jeunes filles coréennes pour les soumettre au plaisir des soldats de l’armée occupante, est un des méfaits majeurs de l'armée japonaise. On nomme ces adolescentes, comble du mépris et de la violence, femmes de « réconfort » alors que leur condition est celle d’esclaves sexuelles. Kyung-a Jung avait traité en 2007 de ce thème dans le roman graphique Femmes de réconfort (Diable Vauvert) en historienne. Mauvaises herbes est du domaine de l’intime, de la confession et le récit s’en trouve encore plus touchant et humain. Oksun nous émeut, on l’écoute à notre tour avec l’envie de lui prendre la main, cette main ridée, tachetée que la dessinatrice nous montre avec tendresse. Une main qui voulait enfant apprendre à écrire à l’école et qui fut obligée de poser ses doigts sur des corps d’hommes sans désir et sans amour.

L’autrice réussit à glisser, à la manière d’Edmond Baudoin, des pages poétiques, où les paysages exceptionnels à l’encre de chine, assurent des instants de respiration, comme pour montrer que malgré l’abjection des hommes réduits à l’état d’animaux reproducteurs, la nature et le monde extérieur méritent la vie. Les pinceaux tracent alors des courbes, des herbes, bonnes et mauvaises, des oiseaux qui prennent de la hauteur pour ne montrer que la beauté. Les arbres sont nombreux, enracinés profondément dans le sol, solides et guetteurs inflexibles des violences. On s’attarde sur ces double-pages poétiques pour s’extraire momentanément de la noirceur du récit, et on a l’impression de s’immerger dans les estampes asiatiques immémoriales et éternelles. Parfois ces pages sublimes sont le support de textes terribles, comme un contrepoint vital à l’horreur des mots. A côté des collines et des nuages, de la pluie et de la neige, les visages des femmes sont souvent tachés de noirs, tels des figures de mineurs remontant des galeries souterraines. Noirs de fatigue, noirs de saleté, noirs de tristesse. Noirs d’une vie méprisée. Les soldats ne sont que des silhouettes, des jambes, des pieds, sans visage. Déshumanisés. Le noir et blanc pour dire l’essentiel, à l‘identique de Maus de Spiegelman ou de Persepolis de Marjane Satrapi que Mauvaise herbes devrait rejoindre dans le rayon essentiel d’une bibliothèque.

Keum Suk Gendry-Kim signe avec Mauvaises herbes une oeuvre majeure, puissante, qui résonne avec force dans le mouvement féministe actuel. Un combat permanent puisque ces femmes, esclaves sexuelles, attendent toujours des excuses de l’état japonais. Quatre vingts ans plus tard

19,95
Conseillé par (Libraire)
23 février 2024

UN PORTRAIT EN CLAIR(E) OBSCUR

Une femme vêtue d’un manteau sans forme, coiffée d’un chapeau et portant sur la poitrine un Rolleiflex accroché à son cou. Voilà l’image désormais traditionnelle, issue de ces nombreux autoportraits, de la photographe franco américaine, devenue après son décès en 2009, une des plus grandes artistes du XXème siècle. Les négatifs et tirages de Vivian Maier, ont été sortis miraculeusement de l’ombre par un brocanteur à la recherche d’illustrations. Depuis, ils ont fait l’objet de multiples expositions et ouvrages. Demeure toujours le mystère, comme un symbole, de cette image d’une femme peu souriante et peu avenante que des documentaires et des biographies ont tenté de mieux cerner. C’est donc bien elle en tout petit, avec son ombre qu’elle a photographiée si souvent, que l’on aperçoit sur la couverture de la BD, parmi des « gens », des objets, des rues qu’elle a saisis.

Emilie Plateau au dessin et Marzena Sova au scénario, plutôt que de tracer un récit biographique, composent un portrait impressionniste à l’aide de saynètes d’une ou plusieurs pages où les enfants jouent un rôle prédominant puisque une grande partie de la vie de Vivian Maier a été consacrée à l’activité de « nounou ». Le dessin de Emilie Plateau dans un style a priori enfantin, en un possible clin d’oeil à la profession principale de Vivian Maier, identifie pourtant la photographe aisément et par un petit trait au dessus du menton rend le sourire à la femme si mystérieuse, un sourire totalement absent dans ses autoportraits dans des miroirs ou vitrines de commerces. Le visage austère fait place ici à une nounou aimante.

Documentaires, biographies, monographies, s’appuyant sur des témoignages contradictoires, ont donné en effet de Vivian Maier une image contrastée. Tantôt sinistre et névrosée, peu adaptée à éduquer des enfants, tantôt nounou adorée, ouverte sur le monde. « Claire et obscure » est le sous titre de la BD, comme le procédé pictural et photographique mais aussi comme les deux facettes de l’employée de maison. Les autrices privilégient ici l’image claire et plus que beaucoup d’autres ouvrages, placent la vie de la photographe dans le contexte politique des Etats Unis de son époque marqué par la ségrégation raciale. Lectrice boulimique de journaux, conservés maladivement dans ses chambres closes par un loquet qu’elle imposera à tous ses logeurs, Vivian Maier apparait comme une femme impliquée dans la société qui l’entoure, avec des valeurs humanistes indéniables. Spectatrice derrière son viseur mais spectatrice concernée par le monde qu’elle raconte dans ses clichés.

Les premières pages de la Bd surprennent: une simple balade dans la nature avec les enfants dont elle a la garde. Un dessin limité en apparence à sa plus simple expression, comme fait pour s’adresser exclusivement à de jeunes lecteurs. Et puis peu à peu, par un enchainement discret mais efficace, sans ostentation, apparait la femme au chapeau et au Rolleiflex, son enfance difficile, sa visite en France au Champsaur d’où elle vient et où elle héritera, son goût pour l’éducation des enfants mais aussi ses névroses, ses obsessions.

Des milliers de négatifs retrouvés ont été aujourd’hui développés et exploités partiellement. Ils nous permettent de deviner, mais pas de connaitre les photos que Vivian Maier a jugées bonnes au moment décisif. Penser, dire et montrer à sa place c’est l’énorme défi que John Maloof, le découvreur et « l’inventeur » de Vivian Maier doit aujourd’hui relever. Plus modeste est celui de Emilie Plateau et de Marzena Sowa qui, sans inventer, trempent les autoportraits de la photographe dans le révélateur pour en restituer une image crédible et profondément humaine.

27,95
Conseillé par (Libraire)
23 février 2024

UNE BD QUI FAIT DU BIEN

Sur la couverture, il est sympa le vieux monsieur sur sa mobylette. Il a le sourire. Il porte une chemise à carreaux rouge car « c’est moins salissant » Il s’appelle René. Rien d’exceptionnel. Un homme ordinaire qui a vécu une vie ordinaire. Enfin presque, parce que comme tous les anonymes son existence est unique, suffisamment pour que Charles Masson s’y intéresse, lui qui porte son attention sur ces « gens de rien » qui nous constituent presque tous. René, ses caractéristiques essentielles sont doubles. D’abord il est né et vit en Savoie, plus précisément dans les Bauges, dans les montagnes déshéritées, au-dessus des vallées sans cesse pillées par des envahisseurs multiples. C’est beau les Bauges mais c’est pauvre et René va naitre pauvre. Et vivre pauvre.
Ensuite René a sept vies à vivre, ces vies ce sont celles de ses cinq frères et deux soeurs nés, et décédés, avant lui. Alors pour eux il a décidé de vivre sept fois plus que les autres et de sourire à tous les événements qui se présentent à lui.

Bon sang que cela fait du bien de partager, par les temps qui courent, cet optimisme et ce sourire qui le font passer parfois pour un gentil benêt. Certes il dut quitter l’école de bonne heure et sa culture souffre de la comparaison avec celle de Céline, cette femme qu’il rencontre, si différente de lui, politisée et qui lui ouvrira des portes de la réflexion, sans condescendance ou apitoiement. Pourtant sa vie va s’enrichir car si éloignée du monde que puisse être sa maison, René vit la Résistance et les massacres commis par les nazis dans ses montagnes juste avant leur défaite. Il découvre aussi la haine, celle de Français envers d’autres français. Il apprend naïvement l’idéologie coloniale au Maroc en devenant soldat chez les Spahis mais il évitera la guerre. Il vit avec son regard décalé de grands événements historiques.

La nostalgie n’est pas uniquement celle de la mobylette et des évènements passés. C’est aussi celle d’un dessin pixelisé qui nous rappelle les vieux magazines pour enfants, du temps où l’imprimerie peinait à mélanger les couleurs primaires. Cela sent bon Fripounet et Marisette, les vieux comics américains, cela respire les années cinquante et les Mistral gagnant de Renaud. Le lecteur ne peut être que séduit par ce personnage attachant qui mène une existence faite de tragédies mais aussi de petits et grands bonheurs, de sieste dans le foin, de soleil dans les cheveux, de balades en luge avec sa petite soeur qui l’appelle « Grand ». Grand frère, vieux garçon, soutien de famille, comme un papa, autant d’expressions pour désigner celui que l’on imaginerait bien sous les traits de Jacques Tati. Il va traverser les épreuves d’une vie: les décès, l’alcool, la haine, les moqueries. Il va tomber, s’agenouiller mais jamais sombrer. Se relever pour reprendre contact avec ses sept frères et soeurs. Pour eux, pour leur mémoire. Et la promesse qu’il leur a faite. Ainsi passe une vie.

Quand approche la fin, fidèle à sa profession de foi d’enfant, quand on s’appelle René, que l’on a envie de vivre, on coupe sa moustache à l’heure de la retraite venue pour redevenir séduisant et enfin réaliser son rêve d’amour. Il n’est jamais trop tard.

« On ne peut pas faire de bons livres avec de bons sentiments » entend on souvent comme une sentence. Charles Masson, sans mièvrerie, mais avec une écoute attentive, prouve le contraire.

Conseillé par (Libraire)
22 janvier 2024

La chronique de nos vies

Ile de Ré. Juillet 1985. Il fait terriblement chaud. Six presque adultes d’origines multiples se retrouvent le temps de quelques jours de vacances. Cinq garçons et une fille. Ils ont la nonchalance, les désirs, l’insouciance, les peurs des jeunes de leur âge. L’un d’entre-eux, le narrateur se prénomme Philippe. Son nom Besson, une identification précise comme si après 20 années d’écriture l’auteur osait s’impliquer à visage découvert. Et comme depuis vingt ans, l’écrivain passe au scalpel de son écriture simple mais précise, nos amours, nos passions. On se retrouve avec ces jeunes au bord de l’océan, à la lisière d’un drame à venir qui marquera leurs vies. Cette chronique d’un été passé dit tout du basculement d’un monde empli de rêves et de désir à celui du passage à l’âge adulte. Remarquablement touchant et juste.
Besson poursuit son oeuvre sans relâche, celle d’un chroniqueur de nos vies.

Eric

Conseillé par (Libraire)
12 janvier 2024

LE BLUES D'UNE VIE

C’est une BD en noir et blanc. Exclusivement en noir et blanc.
Noir et blanc comme une portée de musique où les notes composent un morceau de blues.
Noir et blanc comme la ségrégation raciale outrancière qui règne à la fin des années trente dans les états du sud des états Unis.
Noir et blanc comme le costume à rayures impeccable d’un musicien noir, compositeur exceptionnel de 29 titres écrits dans les deux années qui précédent sa mort à l’âge de 27 ans.
Noir et blanc comme la vie éphémère et la mort brutale de Robert Johnson, ce guitariste errant appelé à devenir une star au Carnegie Hall de New-York et mort dans la déchéance totale.

C’est l’existence de cet homme, celui dont on dit « ce gars là, il s’aime pas. Il passe son temps à se saborder », que Frantz Duchazeau raconte par un récit où les souvenirs entremêlés aux derniers mois de la vie de Johnson donnent à voir une Amérique gangrénée par le racisme. On sait peu de choses de cet adolescent élevé dans les plantations de coton du Mississippi, laissant à l’auteur la possibilité de nous livrer sa version d’une existence à inventer. Puisqu’il faut commencer par l’enfance, celle de Bob est marquée par un drame originel, l’abandon de sa mère, auquel succède la mort de sa femme et de son enfant alors qu’il n’a que 19 ans. Mais la vie du futur guitariste, qui fuit le monde violent environnant en apprenant la musique, est indissociable d’une société dont Duchazeau nous montre la violente injustice. Marqué par ses drames et la quête d’un père inconnu, Robert est aussi victime de sa couleur de peau. Sa pérégrination finale avec son pote Johnny est une traversée dans l’Amérique profonde, celle où l’on pend les « négros », où l’on rentre pour une audition par une porte dérobée.

Duchazeau s’applique à traduire une descente aux enfers jalonnée d’alcool, d’aventures féminines, de violence. Enfant il le représente cheminant sur les chemins dans la position du poirier, tête en bas, pieds en l’air, une manière de voir les choses différemment et peut être d’échapper au regard de celles et ceux qui travaillent dans les champs. Ces ouvriers agricoles noirs, l’auteur les dessine de manière scrupuleuse, réaliste, avec un trait riche rappelant les photographies de Dorothea Lange ou de Walker Evans. L’environnement est décrit à la manière d’un véritable reportage immersif, documentaire qui n’oublie pas de détailler les boutiques, les véhicules, les rues d’un sud organisé autour de la ségrégation raciale. Portrait d’un musicien autodestructeur, cette Bd est aussi le miroir d’une société qui conserve encore aujourd’hui les traces de son passé.

Le dessin de Duchazeau est époustouflant passant d’un réalisme documentaire millimétré à des cases oniriques, charbonneuses, où le large fond blanc laisse la place à l’imaginaire et aux vides biographiques. Par de multiples procédés graphiques il donne à deviner les émotions que peuvent procurer la musique de Johnson. Il dessine la musique.

« Avec toi la musique cause plus haut » déclare un des personnages de la BD. S'il manque quelque chose à cet ouvrage, ce sont bien ces morceaux de blues envoûtants qui ont traversé les continents, le temps. Il suffit de poser un disque sur la platine et de relire en même temps cette remarquable BD. On peut vous promettre l’apparition d’une véritable chair de poule. A fleur de peau comme ce récit poignant et magnifique.