Le Roman d'un enfant
Éditeur
NumiLog
Langue
français
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Le Roman d'un enfant

NumiLog

Indisponible
L'« île », c'est-à-dire l'île d'Oleron, était le pays de ma mère, et le leur, qu'elles avaient quitté toutes les trois, une vingtaine d'années avant ma naissance, pour venir s'établir ici sur le continent. Et c'est singulier le charme qu'avaient pour moi cette île et les moindres choses qui en venaient.

Nous n'en étions pas très loin, puisque, de certaine lucarne du toit de notre maison, on l'apercevait par les temps clairs, tout au bout, tout au bout des grandes plaines unies : une petite ligne bleuâtre, au-dessus de cette autre mince ligne plus pâle qui était le bras de l'Océan la séparant de nous. Mais pour s'y rendre, c'était tout un voyage, à cause des mauvaises voitures campagnardes, des barques à voiles dans lesquelles il fallait passer, souvent par grande brise d'ouest. À cette époque, dans la petite ville de Saint-Pierre-d'Oleron, j'avais trois vieilles tantes, qui vivaient très modestement des revenus de leurs marais salants, débris de fortunes dissipées, et de redevances annuelles que des paysans leur payaient encore en sacs de blé. Quand on allait les voir à Saint-Pierre, c'était pour moi une joie, mêlée de toutes sortes de sentiments compliqués, encore à l'état d'ébauche, que je ne débrouillais pas bien. L'impression dominante, c'était que leurs personnes, l'austérité huguenote de leurs allures, leur manière de vivre, leur maison, leurs meubles, tout enfin datait d'une époque passée, d'un siècle antérieur ; et puis il y avait la mer, qu'on devinait tout autour, nous isolant ; la campagne encore plus plate, plus battue par le vent ; les grands sables, les grandes plages...

Ma bonne était aussi de Saint-Pierre-d'Oleron, d'une famille huguenote dévouée de père en fils à la nôtre, et elle avait une manière de dire « dans l'île » qui me faisait passer, dans un frisson, toute sa nostalgie de là-bas.

Une foule de petits objets venus de l'« île » et très particuliers avaient pris place chez nous. D'abord ces énormes galets noirs, pareils à des boulets de canon, choisis entre mille parmi ceux de la grand' côte, polis et roulés pendant des siècles sur les plages. Ils faisaient partie du petit train régulier de nos soirées d'hiver ; aux veillées, on les mettait dans les cheminées où flambaient de beaux feux de bois ; ensuite on les enfermait dans des sacs d'indienne à fleurs, également venus de l'île, et on les portait dans les lits, où, jusqu'au matin, ils tenaient chauds les pieds des personnes couchées.

Et puis, dans le chai, il y avait des fourches, des jarres ; il y avait surtout une quantité de grandes gaules droites, en ormeau, pour tendre les lessives, qui étaient de jeunes arbres choisis et coupés dans les bois de grand-mère. Toutes ces choses jouissaient à mes yeux d'un rare prestige.
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